J’ouvre les yeux. Le ciel est noir. Je bouge un peu, je cherche instinctivement mon cartable. Toujours tâtonnant, j’aperçois, hébété, la mère de mon copain de quartier renversée, le corps carbonisé, les cheveux brûlés frisés, le visage calciné avec, au milieu, ses yeux blancs.
Inconsciemment, j’avance dans les ruelles écrasées. Quelques femmes, en haillons, ont le corps criblé de morceaux de verre. L’une d’elles, aveugle par des tessons tranchants, marche en tendant les bras devant elle. Une autre, les seins étrangement bleus, se déplace machinalement. Je ne comprendrai que plus tard que cette couleur avait pour origine le verre qui avait pénétré sous la peau.
Tout à coup, j’arrive chez moi. Les maisons brûlent toujours. La peur me glace. Où est Papa ? Maman ?
Des damnés humains arpentent les rues, en tenant leur ventre d’où sortent leurs intestins. D’autres ont un œil à demi arraché. Quelques-uns sont accrochés aux arbres, transpercés par des branches percées.
A cette multitude à demi nue se mêlent des lambeaux de vêtements brûlés et de peau grillée. Les visages sont mutilés, des poches d’eau sous-cutanées explosent, les gens errent, traînant leur peau.
Soudain, le ciel s’assombrit ; des nuages noirs s’amoncellent au-dessus de la ville et des gouttes commencent à tomber. L’une d’elle roule dans ma main, elle brille, on dirait de l’huile ! La pluie noire souille mes vêtements. Là où la rumeur nous parvenant nous fait croire que les Américains jettent du gazole du ciel pour finir le travail, nous apprendrons plus tard que cette pluie noire contient des éléments radioactifs. Quelques mois plus tard, des leucémies se déclareront chez les personnes fortement contaminées par cette souillure.
Une nouvelle vie est là, bel et bien là !
Des centaines de blessés hululent « mizou…, mizou…, mizou… » (de l’eau…, de l’eau…, de l’eau…). Ils avalent quelques gorgées avant de tomber. Ma mère secoue l’un d’entre eux. Il est mort. Une rumeur nous apprend qu’il ne faut pas donner d’eau aux brûlés car ils meurent tout de suite après avoir bu.
Pendant deux jours, nous restons là, torturés par la pestilence envahissant les restes d’Hiroshima. Des dépouilles jonchent le bord des chemins ; leurs plaies sont infectées de vers, larves de mouches et asticots. Nous voyons à présent les soldats venir ramasser les tonnes de cadavres à l’aide de crochets de pompiers qu’ils piquent à même la chair.
Certaines bouches s’entrouvrent ; un peu de conscience habite encore les Hibakusha (irradiés) morts. Un bateau militaire sur le quai permet d’évacuer des milliers de corps vers de petites îles proches pour les brûler.
Soudain, nous voyons onduler un nuage de grosses mouches gavées, répugnantes, lesquelles nous confondent avec leur pitance quotidienne de ces derniers jours. Nous courons pour fuir ces montres.
Les jours suivants le pika-don (l’éclair aveuglant et fulgurant au bruit de tonnerre), nous apprendrons le décès de plusieurs personnes en bonne santé. Plus de 60% des victimes furent des femmes, des enfants et des personnes âgées.
Une seule voie sûre nous reste et nous fait espérer : supprimer les armes nucléaires. C’est le seul moyen de préserver la vie et de faire fi de cette question : « Sais-tu pourquoi les guerres existent-elles ? Parce que l’humanité a débuté sans l’Homme et finira sans lui ».
Extraits du livre « J’avais six ans à Hiroshima : 6 Août 1945. 8h15 »
Keiji Nakazawa, Le Cherche Midi Editeur, Août 1995
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